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Quels projets derrière les produits bio du quotidien vendus en grande surface?

Une étude publiée dans le magazine Village

Il partage ses réflexions...

Thomas Regazzola est sociologue italien en free-lance et réside en Bretagne. Très sensible aux enjeux agricoles, il partage régulièrement ses réflexions et ses recherches auprès des lecteurs de Village.

Bio : une amnésie affligeante

UNE AMNÉSIE AFFLIGEANTE

À en juger par les applaudissements qui accompagnent le développement de la bio, le vaste peuple des plaidants pour la transition écologique semble se satisfaire d'une nourriture débarrassée de la chimie de synthèse, sans se soucier d'infléchir une politique foncière qui consolide le système dominant. Quant aux structures de la filière bio, elles paraissent bien plus soucieuses de développer des cultures adaptées à la grande distribution que de multiplier les îlots autonomes, approvisionnant en circuits courts, les populations locales. Tout se passe comme si on avait oublié que dans l’esprit de ses fondateurs, l'agriculture biologique était pensée comme un premier pas vers une organisation socio-politique qui préserverait réellement la liaison production-consommation, consoliderait la prééminence des rapports sociaux sur le profit, déclenchant des modifications significatives dans la structure des pouvoirs qui régissent la pratique agricole et la distribution alimentaire.

Par Thomas Regazzola, juin 2020

Depuis plusieurs années, le nombre de groupes, associations, collectifs qui recherchent des alternatives au consumérisme et invoquent une autre consommation, une autre agriculture, une autre économie, ainsi qu'une société « centrée sur l’humain et non sur la maximisation du profit », ne cesse de croître. Leur matrice originaire se trouve dans ces dispositifs de commercialisation alimentaire locale qui ont permis à de citoyens demandeurs d'une nourriture « propre » de rencontrer une agriculture débarrassée d'intrants chimiques.

À la croisée entre économie collaborative, agriculture durable, circuits courts, cet ensemble foisonnant et hétérogène, où les références à l'économie éco-solidaire et à l'agriculture biologique se mêlent étroitement, montre une très vive sensibilité pour tout ce qui touche le déploiement de l'agriculture bio.

Bio : une amnésie affligeante

Aux sources de la « demande bio »

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la source de « la demande sociale de produits bio » n'est pas dans les sollicitations que des clients-consommateurs-lambda auraient adressées à la grande distribution. Avant que les règlements européens ne s'en occupent, une telle demande a germé dans les comportements contestataires de citoyens cherchant une alimentation saine et de cultivateurs-paysans, adoptant des pratiques écologiques, à l'encontre des prescriptions officielles. En somme, l'origine de cette demande, ce qui a nourri sa croissance, se situe dans des alliances locales citoyens-paysans, dont les attentes dépassaient de loin la qualité de la nourriture et visaient à modifier les pratiques culturales, ainsi que les rapports de pouvoir régissant la production et la distribution de l'alimentation.

Bio : une amnésie affligeante

Un projet implicitement politique

À partir du début des années 70, suivant l'exemple de Nature&Progrès, des associations locales, rassemblant consommateurs, transformateurs et producteurs, décernent leur propre label aux producteurs ayant banni les produits de synthèse et ayant signé leur Charte.

Celle-ci prescrit que, dans les espaces ruraux on préserve le tissu social, un foncier à échelle humaine, propice aux installations, la structure paysagère (haies, talus, boisements), qu'on privilégie la polyculture-élevage, les produits de saison; qu'on limite les cultures gourmandes en irrigation, qu'on récupère les eaux de pluie; qu'on favorise l'autonomie semencière, les économies d'énergie, l'écoconstruction, le recyclage, la fabrication et la production dans les bassins de vie; qu'on soit transparents dans la fixation des prix; qu'on respecte la législation du travail; qu'on réduise déchets et emballages, qu'on identifie clairement les produits; qu'on protège la relation consommateur-producteur en se focalisant sur la clientèle locale (circuits courts).

Sans théoriser de modèle global, ces petits groupes partagent une vision concrète de l’agriculture biologique qui dépasse les changements techniques et intègre producteur et consommateur dans un même continuum local.

Bio : une amnésie affligeante

La bifurcation

En 1985, le Ministère de l'Agriculture créé le label AB 1 , dont il laisse la gestion aux groupes locaux production distribution, libre à eux de l'intégrer avec leurs propres exigences. Cette mission conforte leur pouvoir de coordination et d'agrégation, favorise leur prolifération, mais risque, à terme, de gêner l'organisation de la production et de la circulation de la nourriture.

Le règlement CEE 2092/91, statuant que le label Bio ne pourra être décerné que par des organismes TIERS, vient anéantir le pouvoir de ces réseaux, interrompant le processus de remise en question des formes de distribution alimentaire, dont on percevait les prémices. Quelques années plus tard, un nouveau règlement UE 2 , faisant abstraction de tout critère social et éthique, définit la bio par la seule absence de produits chimiques de synthèse, expurgeant les cahiers de charge de tout ce qui aurait pu déranger l'organisation de la distribution alimentaire.

Ainsi, tout le nécessaire aura été fait pour que, à côté d'une bio écologique fidèle aux ambitions originaires, s'en développe une autre, beaucoup plus puissante car institutionnalisée. Bien que utilisant le même label, les deux sortes de bio, de signification et perspectives différentes, ne s'appuient pas sur les mêmes acheteurs et n'utilisent pas les mêmes circuits de commercialisation. D'une part, une agriculture biologique faite de fermes diversifiées et autonomes, cultivées par des paysans aux motivations en continuité avec le projet originaire, qui concrétisent la sauvegarde de la relation producteur consommateur par la gestion partagée de dispositifs de distribution (circuits courts), ajustés aux besoins locaux et à la dimension de relations sociales réelles. D'autre part, une « bio de supermarché », réclamée par des transformateurs, des groupes agro-alimentaires et par la grande distribution.

Inscrite dans une perspective de concurrence, d'économies d'échelle, de déni des distances, grossie par des conversions recherchant la rentabilité 3 , elle se satisfait de définitions techniques, pourvu qu'elles ouvrent accès à la circulation globale de la marchandise, au même titre que n'importe quel autre produit.

Bio : une amnésie affligeante

Circuits courts

Il n'est pas facile de savoir combien de producteurs peuvent être classés dans l'une ou dans l'autre sorte de bio, non seulement parce que les deux coexistent, souvent, sur une même exploitation, mais aussi parce que les statistiques existantes se contentent de compter les intermédiaires 4 , sans qualifier le contenu de la relation producteur-consommateur.

Dans l'esprit des fondateurs, le circuit court ne désigne pas seulement le moment éphémère de l'échange en tant que tel, mais correspond à un dispositif stable réunissant, dans un continuum local, le producteur-vendeur, l'acheteur-consommateur, ainsi que les arrangements qui régulent leurs rapports réciproques.

En réalité, seulement certaines formes de commercialisation « directe » préservent la possibilité d'une rencontre non virtuelle entre producteur et consommateur final : vente à la ferme, cueillette, marchés de plein vent, système de paniers (Amap, etc.), tournées, magasins de producteurs, gîtes, tables d'hôte. Les producteurs qui les pratiquent peuvent être regardés comme les héritiers des pionniers du mouvement car, s'ils préservent les sols et la biodiversité, ils font aussi de l'échange marchand une occasion de restaurer des liens sociaux et de faire société.

Les données Natexbio (2017), disent que ces formes de vente ne pèsent que 13 % des quantités commercialisées, alors même que plus de 80 % (GMS bio 46 %, magasins spécialisés 36 %) de la commercialisation du bio transite par des intermédiaires (parfois, un seul; plus généralement, plusieurs). En somme, il est très rare que le consommateur bio rentre en contact avec des cultivateurs. Contrairement aux images dominantes, leurs interlocuteurs directs ne sont pas les producteurs, mais des intermédiaires qui se chargent de rafraîchir inlassablement le mythe de la relation producteur-consommateur par différents procédés  symboliques. Ce faible pourcentage est tout ce qu’il reste des aspirations des promoteurs, pour qui l'agriculture bio-écologique était un premier pas vers une organisation sociale préservant réellement la contiguïté production-consommation et consolidant la prééminence des rapports sociaux sur le profit. Plusieurs facteurs expliquent le faible développement des producteurs bio privilégiant le contact direct avec les consommateurs.

1 Interdisant la chimie de synthèse, mais ignorant les considérations éthiques des chartes des différentes associations. 2 Ses effets délétères sont aggravés, en 2009, par l'abolition de la subsidiarité qui permettait une ligne de conduite particulière. 3 Les assouplissements proposés par la Commission (en 2014-2017), visent à étendre les surfaces bio, en facilitant la conversion des exploitations conventionnelles. 4 La définition officielle (2009) considère "circuit court" (ou "vente directe") les transactions avec moins de deux intermédiaires.

Provenant souvent d'horizons socio-professionnels autre que le monde agricole, partageant les aspirations « alternatives » d'une fraction de la société civile, s'installant à contre-courant des politiques officielles, ils ne peuvent compter ni sur les soutiens des institutions 5 , ni sur les exploitants conventionnels qui les regardent comme des aliens. Leur accès au foncier est d'autant plus difficile qu'en recherchant de petites surfaces, ils contrarient le fétichisme de la grande dimension des structures agricoles 6 . Par ailleurs, la fatigue d'années de vente au marché, à la ferme, au panier… en pousse certains à réduire la charge de travail (mécanisation, optimisations variétales), pour produire, à des coûts moindres, des volumes plus importants, vendus au grossiste.

Comme au début du mouvement, la présence de ceux qui se maintiennent tient à la complicité avec une fraction de la société locale et à l'obstination de l'engagement militant. Enfin, les structures professionnelles, empressées de « démocratiser la bio et de la sortir de sa marginalité », privilégient la croissance quantitative (nombre d'ha et de tonnes commercialisées), plus que la multiplication de petits îlots autonomes. Elles encouragent les producteurs à « dépasser » les dispositifs producteurs consommateurs, dimensionnés sur les besoins locaux, pour tirer profit de la demande en circuit long, supérieure à l’offre et pour satisfaire les sollicitations des transformateurs, expéditeurs, distributeurs, industrie agroalimentaire qui se tournent massivement vers la bio, cherchant des approvisionnements réguliers.

Bio : une amnésie affligeante

Circuits longs - grandes cultures - légumes de plein champ –action collective

Pour arrimer la bio aux circuits longs, la profession favorise, d'une part, la production légumière de plein champs 7 qui promet des accroissements rapides; d'autre part, elle s'efforce de consolider le pouvoir des acteurs de l’amont.

Cultures légumières bio de plein champs.

Dans les régions céréalières du centre et du nord, où l’agriculture intensive a déjà constitué des exploitations de plusieurs centaines d'ha, aisément mécanisables, des programmes 8 de développement de la culture légumière bio de plein champs9 , donnent des résultats spectaculaires (+60 %, voire +120 % des surfaces).

Consolider l'amont par des outils collectifs.

Par ailleurs, les structures bio, confrontées à un marché qui se concentre, cherchent à éviter que les acteurs aval ne s'approprient l'essentiel de la valeur ajoutée par des négociations individuelles. Elles élaborent des outils innovants de nature coopérative qui agrègent des productions éparses, les mettent en marché collectivement et négocient avec des transformateurs, magasins spécialisés ou généralistes et grande distribution, la répartition de la valeur ajoutée. Il peut s'agir d'une SAS locale, de trois ou quatre cultivateurs actionnaires10 qui, tout en écoulant au mieux leur propre production sur des débouchés locaux (vente au détail sur place, opérateurs de panier, marchés de plein vent, vente internet, revente à d'autres grossistes), prennent en charge la collecte, le conditionnement,  'acheminement des fruits et légumes d'une trentaine de producteurs locaux, livrés à des magasins spécialisés, à la restauration collective, aux MIN régionaux, à des transformateurs.

Mais il peut s'agir, aussi, de regroupements de plusieurs dizaines, voire plus d'une centaine de producteurs de légumes bio d'un même territoire (organisations économiques de producteurs bio, GIE, associations…), engagé à respecter des exigences de qualité, de rapports de travail éthiques et de rétribution équitable. Le groupement peut se charger de planifier les productions, de mutualiser collecte, conditionnement, expéditions, mais peut aussi choisir de les confier (externaliser) à des grossistes-expéditeurs bio, qui se chargent de la « ramasse » dans les fermes des adhérents, centralisent la production dans leurs dépôts, pour la conditionner et l'acheminer . 

5 Celles-ci sont bien plus favorables aux exploitations productivistes qu'au développement de la petite agriculture bio : aides PAC en fonction des surfaces, fin des aides au maintien bio, limitation à trois ans (au lieu de cinq) des aides à la conversion…

6 L'agrandissement des exploitations a rendu introuvables les parcelles modestes. Le montant des reprises favorise les détenteurs de capitaux.

7 Qu'il s'agisse de productions spécialisées ou de diversification d'exploitations céréalières bio, la production légumière n’a rien à voir avec le maraîchage diversifié. Elle nécessite des surfaces cinq fois plus grandes, adaptées aux machines; elle uniformise les cultures, privilégie les variétés de bonne conservation et impose de devenir un maillon d'une filière.

8 Par exemple, le programme LPC, financé par le CSDAR et des collectivité territoriales et piloté par BioCentre.

9 Carottes, betteraves rouges, oignons, ail, échalote, ciboulette, haricots verts, petits pois, maïs doux, poireaux, pommes de terre, panais, chicorée, asperges, courges, courgette, pastèque, concombre, melon, racine d’endives, topinambour…

10 Par exemple, Bio-Porhoët, SAS à la frontière Morbihan-Côtes d'Armor. Bien que producteur, ce grossiste (quelques salariés), conditionne les fruits et légumes d'une trentaine de producteurs locaux qu'il livre aux MIN de Nantes, Rennes, aux marchés de Josselin, Lorient, Vannes, à des magasins spécialisés, à la restauration collective, à des transformateurs ou à des opérateurs de paniers bio.

Bio : une amnésie affligeante

L'intermédiaire omniprésent

Tant que, dans un même territoire, les acteurs ont intérêt à faire exister un secteur économique bio local, l'agrégation des producteurs et l'élaboration des partenariats équitables peuvent, sans doute, s'avérer moins difficiles. Toutefois, une proportion considérable de la production bio est traitée par des opérateurs d'envergure nationale (ou internationale), non seulement parce que les producteurs bio isolés livrant toute ou une partie de leur production directement à un grossiste sont bien plus nombreux qu'on ne l'imagine, mais aussi parce que une partie importante de flux agrégés par des organisations locales finit par converger vers ces véritables leaders de la médiation entre production et distribution.

Attirés par la nouvelle opportunité du bio, nombre de ces derniers, dont l'histoire a été longtemps conventionnelle, a fini par se doter d'une activité parallèle, répondant aux exigences de la certification bio11 . Si on se donne la peine (tâche fastidieuse, aux informations inévitablement incomplètes) de suivre les vicissitudes des intermédiaires aval, on constate qu'ils sont tous exposés aux aléas financiers qui peuvent les pousser à mettre entre parenthèses leur « attachement aux valeurs bio », notamment, la prééminence des rapports sociaux sur la rentabilité12 et la sauvegarde de la relation producteur-consommateur. Dès lors, on peut se demander si l'ingénierie politique de l'amont de la filière pourra tenir tête à l'appétit de croissance de partenaires aussi largement exposés aux intempéries capitalistes13 .

11 Emblématique, le groupe Le Saint, dont la croissance s'est faite en dévorant les concurrents, dans tous les départements de l'Ouest. À partir des années '80, il rachète : SOMME (Les Primeurs de la Baie); CALVADOS (Foissier); COTES d'ARMOR (Bourguignon, La Perche); FINISTERE (Le Burhis, Munar, Rabasa, La Fruitière, Préchoux); MORBIHAN (Le Mellec, Armor fruits; David, Elbé Fruits); LOIRE ATLANTIQUE (Primeurs 44, Cap fruitier, Primeurs de l’Izac FL44, Dalino, Bouyer-Guindon, Templier); VENDÉE (Devaud,  Les Jardins de l’Ouest); DORDOGNE (Arzenton); LOT-et-GARONNE (Impexor) Avec un CA de 320 M€ (2011), le groupe qui fait partie du réseau Vivalya (siège : Rungis. CA : 1,1 md €), dispose de 83 dépôts couvrant tout l’hexagone, à 50 km des producteurs et à moins de 200 km des clients.

12 L'ANIA (industries agro-alimentaires) et Natexbio déplorent la guerre des prix déclenchée par l’arrivée massive dans le réseau spécialisé de la grande distribution et les fortes pressions que celle-ci exerce sur les fournisseurs.

13 Quelques exemples : B io-Sens racheté par le groupe Biocash, repris par la holding LNV1 (La Nature et Vous). Biodis repris par un pool NCI-capital investissement, Paribas Développement, Bpi. Pural (fabricant-distributeur) rachetée par le grossiste allemand Claus. ProNatura et Vitafrais, leaders de la distribution de fruits et légumes bio, rachetés par Activa Capital qui les réunit dans la Holding Organic Alliance, fournisseur (80.000 T/an) de magasins spécialisés (Bio&Co, Naturalia; NatureO; On a laVie; La Vie Saine; Eau Vive, La Louve; Bio Marché), GD, grossistes régionaux, opérateurs de paniers bio, restauration collective et commerciale; la holding Activa Capital est revendue à Cerea Partners, fond d'investissement constitué par les producteurs de céréales pour financer leurs exportations. Bonneterre et Biodistrifrais-Chantenat, Bjorg, Alter-Eco (leaders du commerce équitable bio) sont rachetés par le groupe Distriborg (holding Investissement et Développement de Regis Pelen), qui les revend au Néerlandais Royal Wessanen, spécialisé dans la fabrication de produits bio; l'ensemble renommé Bjorg Bonneterre et Compagnie est revendu à un consortium composé par le fond d'investissement PAI Partners et par Charles Jobson (USA). Danival (légumes bio) et Lima Food (aliments bio) sont rachetés par la multinationale Hein Celestial (CA : 2,3 Mrd $ USA), contrôlée par Goldman Sachs et Vanguard Group (Monsanto, Philip Morris, Lockheed, ExxonMobil, Walmart, Pfizer, Merck, City Group, Bank of America, etc.). Selon l'agence d'analyse Glaucus Research Group "malgré ses déguisements bio, Hein Celestial n'est qu'une compagnie alimentaire conventionnelle". Alpro (leader Européen des produits à base de soja, bio et non bio) est rachète par Dean Foods (leader mondial de la distribution de lait, qui contrôle 90 % du lait aux USA).

Les magasins spécialisés sont pris dans les mêmes tourbillons, sauf ceux protégés par leur statut familial (Eau vive, Natureo, Satoriz …), ou coopératif (Biocoop, Biomonde, les Nouveaux Robinsons). Beaucoup d'autres passent sous le rouleau compresseur de la grande distribution, à commencer par les 340 magasins de La Vie Claire (fondée, dans l'après-guerre, par un des pionniers de la bio), désormais, intégrés à la holding de Régis Pelen (qui a cédé Distriborg à Royal Wessanen). Les Comptoir de la Bio, les magasins Serpent vert, ceux de Nature & Santé et ceux du réseau Vie bio sont rachetés par Les Mousquetaires-Intermarché, ainsi que le site Greenweez, leader du bio sur internet, racheté par Carrefour. D'ailleurs, la grande distribution prend désormais les devants, ouvrant ses propres boutiques bio (Carrefour-bio, Auchan Cœur-de-Nature, Franprix-Noé, Monoprix les boutiques Naturalia …), ou créant ses propres marques bio : Monoprix bio, Leclerc Bio village, Carrefour Agir bio, Auchan Bio… même Picard fait du surgelé biolocal.

Bio : une amnésie affligeante

De quelque façon qu'on interprète ces grandes manœuvres financières 14, quoi qu'on pense de la détermination des grands opérateurs à défendre les valeurs du bio, il reste que l'inclusion des cultivateurs 15 dans des filières longues va à l'encontre des dispositifs locaux « production-valorisation-consommation », externalise les tâches de mise en marché et délègue, notamment, aux services marketing de la chaîne, la « relation avec le consommateur », pour qu'ils la gèrent par des représentations symboliques, discursives ou figuratives 16 , remplaçant la matérialité concrète du producteur.

Dès lors, on ne peut que se demander pour quelles raisons on laisse que la demande de bio-local soit satisfaite par la grande distribution avec des productions de plein champs, plutôt que multiplier les petits dispositifs de voisinage cultivateur-consommateur ? Même s'ils ne se conforment pas aux orientations officielles, les candidats à de petites installations en circuit court de proximité ne manquent pas 17 . Si elles ne se multiplient pas à la mesure de la demande réelle c'est que la fiscalité et les normes réglementaires les en empêchent et que la politique foncière épouse le fétichisme productiviste des institutions agricoles dominantes. Les dispositifs paysans-citoyens ont amplement prouvé qu'ils savent satisfaire la demande de leur territoire 18 , avec un modèle de distribution qui, tout en soumettant l'échange marchand à des normes éthiques, favorise les rapports interpersonnels, intègre les producteurs dans le corps social et préserve la liaison producteur consommateur. On agite souvent la crainte que les prix de la grande distribution étouffent ces petits dispositifs locaux. C'est oublier que le cultivateur autonome économise sur les intrants, sur les remboursements d'emprunts, échappe aux rançons des nombreux intermédiaires… C'est oublier l'avantage compétitif de son intégration dans les réseaux locaux et des économies de relation qu'elle permet 19. Ainsi, malgré des rendements moindres, au final, les prix de commercialisation directe du bio restent comparables à ceux du bio-local de supermarché.

N'a-t-on rien oublié ?

C'est pourquoi l'enthousiasme manifesté à l'endroit des succès de la bio, non seulement par les media main stream, mais aussi par les publications du mouvement alternatif, mérite d'être interrogé. On peut se demander, en effet, pour quelle raison (ou pour quelle déraison) l'ensemble des « alternatifs », qui invoquent une autre économie, une autre société et, même, « la sortie du capitalisme », se réjouit de l'avènement d'une agriculture débarrassée, certes, des produits de synthèse, mais n'entraînant aucun changement dans l'architecture des pouvoirs. On est surpris de constater que les objectifs originaires du mouvement (empêcher la déchirure production consommation; privilégier les rapports sociaux sur la rentabilité), aient été abandonnés, sans que le vaste peuple des plaidants pour la transition écologique, si familier, par ailleurs, de la manifestation protestataire, ne s'inquiète, ni s'oppose aux concessions et capitulations ayant accompagné ce « triomphe ».

Tout semble, en somme, se passer comme si on croyait que les objectifs « politiques » des pionniers, étaient en voie de réalisation, comme si on ne percevait même plus la différence entre la rencontre physique consommateur-producteur 20 et l'effacement de ce dernier derrière les boniments marketing des intermédiaires qui le symbolisent par une mascotte. Se pourrait-il que les militants bio-éco-alternatifs et surtout les fameux consomm'acteurs (qui affichent si volontiers un imaginaire imprégné d'éthique, de solidarité, de local), interprètent le déclin de l'agriculture chimique comme l'aboutissement du projet porté, dans les années '70, par Nature&progrès ? Faut-il croire qu'on a oublié que, dans ce projet, les modifications des techniques culturales allaient de pair avec des exigences éthiques et environnementales et qu'elles visaient la transformation des rapports de pouvoir régissant la fabrication et la circulation des produits ?

Une telle amnésie serait regrettable.

14 S'agit-il d'une victoire ou d'une capitulation de la bio ?

15 La concurrence des regroupements de légumiers bio Hollandais et Belges qui cultivent avec des technologies de pointe jusqu'à 3000 ha, d'un seul tenant et produisent pour l’exportation, les pousse à rechercher des économies d'échelle, en mécanisant et en agrandissant les fermes.

16 In primis : la "Mascotte", personnage publicitaire d'apparence humaine ou animale symbolisant les caractéristiques du produit et les qualités du producteur. Placé sur le packaging, elle symbolise la proximité avec ce dernier, qu'elle remplace, tout en entretenant le capital sympathie et, surtout, la mémorisation. Sans doute, la mascotte plus célèbre est le Bibendum de Michelin. 

Bio : une amnésie affligeante

20 Il ne faut pas se méprendre; l'importance de la "relation consommateur-producteur" ne tient pas, simplement, au plaisir des mondanités champêtres, au goût des autres et de l'être ensemble. Plus profondément, les dispositifs locaux de commercialisation directe témoignent que les proximités, la différence entre proche et lointain sont des catégories constitutives de l’identité et du territoire. Ils manifestent le rejet de la séparation récepteur-émetteur, par laquelle les maîtres du numériques et de la logistique structurent le territoire, en abolissant l'intervalle entre proche et lointain. Ils constituent la preuve vivante que des formes humaines de production de l'espace et d'échange sont praticables.

Tag(s) : #Biodiversité, #Econmie, #Environnement, #Agriculture
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