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Entreprises en Russie : « La loi sur le devoir de vigilance n'a pas anticipé la question des conflits armés »

TotalEnergies, Auchan ou Leroy Merlin... La présence de ces groupes français en Russie, malgré la guerre en Ukraine, est critiquée. Les avocats Sébastien Mabile et François de Cambiaire expliquent le devoir de vigilance qui incombe aux multinationales.

   
Entreprises en Russie : « La loi sur le devoir de vigilance n'a pas anticipé la question des conflits armés »
Sébastien Mabile (à g.) et François de Cambiaire (à dr.)
Avocats associés, Seattle Avocats
   

Actu-Environnement : Un mois après le début de la guerre en Ukraine, la pression exercée sur les grandes entreprises françaises qui poursuivent leurs activités en Russie ne cesse de monter. Quelles obligations incombent à celles qui sont assujetties à la loi française de 2017 sur le devoir de vigilance ?

Sébastien Mabile : La loi sur le devoir de vigilance vise à prévenir les risques d'impacts graves aux droits humains, à la santé, à la sécurité des personnes et à l'environnement qui résultent des activités de la multinationale, de ses filiales, fournisseurs et sous-traitants, partout dans le monde. Là, en l'occurrence, nous avons affaire, en Ukraine, sans aucune contestation possible, à des atteintes extrêmement graves aux droits humains à travers des crimes de guerre, qui commencent à être sérieusement documentés, y compris par le procureur de la Cour pénale internationale. Nous avons également des atteintes graves à l'environnement, qui sont les conséquences logiques d'un conflit armé se déroulant dans un pays fortement industrialisé et disposant d'un certain nombre d'installations nucléaires.

Les risques d'atteintes graves sont donc incontestables. La difficulté est d'établir que les activités de la société contribuent à la réalisation ou à l'aggravation de ces risques. C'est une contribution qui serait indirecte, à travers les impôts et charges que paient ces sociétés présentes en Russie auprès de l'État russe. Ces impôts servant notamment à financer la « machine de guerre » lancée contre l'Ukraine, les atteintes graves qui en découlent résultent-elles, au moins en partie, des activités de la société ? Le lien est quand même relativement ténu. Juridiquement, la question peut être débattue, d'autant que les entreprises sont aussi tenues à un devoir de protection envers leurs salariés, y compris ceux présents en Russie. Les entreprises qui déserteraient le pays en rompant brutalement tous les contrats de travail et en laissant leurs milliers de salariés sur la paille pourraient également faire l'objet de critiques légitimes. Finalement, les entreprises sont tiraillées par des intérêts contradictoires : d'une part, la protection de leurs salariés, d'autre part, le fait qu'elles ne doivent pas contribuer à travers leurs activités à la réalisation ou à l'aggravation de risques extrêmes graves sur les droits humains, l'environnement, la santé et la sécurité des personnes.

AE : Vous défendez deux ONG qui mettent en cause notamment TotalEnergies sur son devoir de vigilance. Quels manquements constatez-vous aux obligations de la loi ?

François de Cambiaire : Les ONG Greenpeace et Les Amis de la Terre ont mis en demeure TotalEnergies de cesser ses activités en Russie. Selon la loi française sur le devoir de vigilance à laquelle le groupe est soumis, ce dernier doit prévenir les violations des droits humains que peuvent causer ses propres activités, mais aussi celles d'entités avec lesquelles est entretenue une relation commerciale établie, comme c'est le cas de sa filiale russe Novatek, qui produit du gaz et dont certains dirigeants et actionnaires sont ciblés par des sanctions occidentales. On ne connaît pas comment sont déterminés les conseils d'administration de Novatek ni quelle est l'influence effective de la multinationale, au sens de la loi française et des guides de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il serait intéressant de voir quel est le rôle de Novatek dans les chaînes d'approvisionnement potentiels et la contribution de manière indirecte à « l'effort de guerre » de l'État russe. Étant donné que Total continue à se fournir auprès de producteurs de gaz russe, et si l'effort de guerre s'intensifiait encore – espérons le contraire –, on ne peut pas exclure que cette question d'un manquement à la vigilance se pose de manière sérieuse.

Sous la pression citoyenne, Total a aussi annoncé cesser ses activités d'achat de pétrole russe. Sans doute, le groupe a apprécié, dans cette décision, le risque réputationnel et a anticipé le risque géopolitique de sanctions de la part des États-Unis, où il a des activités importantes, à l'instar des amendes de plusieurs milliards infligés par les autorités américaines à des groupes français comme BNP Paribas pour ne pas avoir respecté des embargos pendant plusieurs années contre Cuba, l'Iran et le Soudan.

AE : Les entreprises françaises qui continuent à exercer en Russie pourraient-elles être poursuivies pour complicité de crimes de guerre ? La question a été posée par Yannick Jadot en visant le groupe pétrolier.

FDC : Notre confrère, l'avocat William Bourdon, a rappelé l'article 25 des statuts de la Cour pénale internationale, qui a une définition moins stricte de la complicité que le Code pénal français qui nécessite une aide ou une assistance en connaissance de cause à un effort de guerre. Si les conditions de cet article étaient réunies – cela reste à établir –, TotalEnergies ou les autres entreprises qui continuent à faire des affaires en Russie pourraient s'exposer à des poursuites de complicité de crime de guerre, en apportant une aide même indirecte à un État qui pourrait être dans un futur proche considéré comme criminel par un tribunal en France ou devant une cour internationale. Si les statuts de la Cour pénale internationale rendaient, sans doute, possibles des poursuites, il faut rester prudents à ce jour, en précisant qu'elles ne seraient pas immédiates et nécessiteraient des investigations.

SM : La question de la complicité de Total, via ses filiales, à des crimes de guerre peut être légitimement débattue, au regard notamment de la jurisprudence de la Cour de cassation dans l'affaire du cimentier Lafarge, qui avait poursuivi ses activités commerciales lors du conflit en Syrie en connaissance des crimes qui y étaient commis. Yannick Jadot a raison de poser le débat sur cette question d'intérêt général, alors que plusieurs centaines d'entreprises dans le monde ont déjà quitté la Russie.

AE : Après Renault, Decathlon vient aussi d'annoncer la suspension de ses activités en Russie, contrairement aux deux autres enseignes du groupe Mulliez, Auchan et Leroy Merlin. Le critère social invoqué par ces sociétés de préserver leurs salariés et de nourrir les populations locales justifie-t-il leur présence ?

FDC : Certaines sociétés françaises, dont les entreprises du groupe Mulliez, contestent notamment le fait qu'elles soient dans le champ d'application du devoir de vigilance et considèrent qu'elles n'y sont pas soumises selon leur forme juridique.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle un rapport parlementaire, tout comme le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance en cours de discussion, envisagent d'élargir le périmètre de la règlementation pour couvrir toutes les formes de sociétés, y compris les sociétés étrangères, dès lors qu'elles opèrent sur le marché intérieur de l'Union européenne.

S'agissant de la question des conflits armés, qui était jusque-là relativement peu abordée par la règlementation RSE et le devoir de vigilance, ou uniquement par des approches sectorielles dans les pays du « tiers monde », nous semblons réaliser de manière brutale qu'une guerre peut survenir au cœur de l'Europe. Face à ce constat, il y a un moment où le politique doit prendre ses responsabilités. L'État français, voire l'Union européenne, pourrait très bien prendre des sanctions interdisant à ces entreprises de continuer à commercer. Ça s'est fait avec l'Iran, avec la Syrie, alors pourquoi ça ne pourrait pas se faire avec la Russie ? Si ce n'est que c'est plus difficile, puisque la France est notamment le premier employeur étranger en Russie.

SM : C'est un peu difficile de demander à une entreprise de cesser ses relations commerciales alors que l'État français et d'autres États européens continuent de verser des milliards d'euros en achat d'hydrocarbures au gouvernement de Russie. Ça serait d'abord aux États de cesser leurs relations commerciales avec la Fédération de Russie. Par ailleurs, la question des conflits armés n'apparaît pas explicitement dans la loi sur le devoir de vigilance ni dans ses travaux préparatoires. Nous sommes donc face à une situation que n'a pas anticipée le législateur. Sous réserve que la mise en demeure de Total faite par Les Amis de la Terre et Greenpeace prospère dans le cadre d'une action judiciaire, le juge pourrait préciser le périmètre du devoir de vigilance dans des situations de conflits telles que celle que peut connaître l'Ukraine.

Tag(s) : #Ukraine, #Commerces, #Industrie
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