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Publié le  | Le Point.fr

C'est une vieille dame qui tient à garder toute son élégance malgré son peu d'activité. Plantée entre des à-pics rocheux aux pentes vertigineuses, elle a quelque chose d'absurde dans ce décor pyrénéen. Ce qui aurait dû être un pôle d'activité franco-espagnol respecte désormais le silence de la montagne.

Inaugurée en grande pompe en 1928, la gare de Canfranc n'a jamais rencontré le destin qu'on lui promettait. À bâtiment somptueux, hommes prestigieux. À sa naissance quatre dirigeants posent devant le berceau du Transpyrénéen : Alphonse XIII, roi d'Espagne, le général Rivera, Gaston Doumergue, président de la République française, et Louis Barthou, sans qui cette gare n'aurait peut-être jamais vu le jour. C'est ce député des Basses-Pyrénées qui a poussé, avec les Espagnols, pour que la ligne passe par « sa  » vallée d'Aspe, et non par l'Ariège, comme le souhaitaient les Français.

365 fenêtres

Un an avant la crise de 1929, les huiles célèbrent la prouesse technique d'une telle construction. Faute de trouver un lieu propice à un tel ouvrage, les têtes pensantes ont choisi le moins hostile, en remontant la vallée. Cinq kilomètres après le village historique de Canfranc, ils ont planté la gare, et construit un autre village – nommé Canfranc-Estación pour le distinguer. Plus de huit millions de résineux ont été plantés pour stabiliser les parois rocheuses et annihiler les risques d'avalanche. Pour évacuer l'eau de fonte des neiges, la gare a été surélevée d'une dizaine de mètres. Du tape-à-l'œil accompagné de solides fondations.

Pyrénées, Canfranc, Gare ©  Emmanuel Durget/Le Point
Le paysage à couper le souffle a également représenté la principale difficulté pour la construction de la gare : trouver un endroit propice et prévenir les risques naturels, comme les avalanches. © Emmanuel Durget/Le Point
 

Inutile de chercher les raisons fonctionnelles de ce faste : la gare est grandiose uniquement parce qu'on l'a voulue grandiose. En témoignent les 365 fenêtres que compte le bâtiment, comme le nombre de jours dans l'année. « La ligne du Transpyrénéen était une porte ouverte sur l'Europe, et l'Espagne a voulu montrer sa modernité avec cette élégance », explique Fernando Sanchez Morales, le maire de Canfranc. Un bâtiment mêlant classicisme et Art nouveau, empreint du style Beaux-Arts parisien, dans la droite lignée de l'exposition universelle de 1900, pour laquelle fut construite la gare d'Orsay à Paris.

Une ligne qui n'a jamais été rentable

Une manière, pour cette Espagne secouée par l'instabilité politique et les guerres civiles, de s'ériger en partenaire économique fiable. Comme la plupart de ses administrés, le premier édile considère que la gare est « presque tout pour Canfranc ». Presque, parce que les locaux savent que le dessein de cette gare n'était pas de devenir une relique architecturale, où les visiteurs se hâtent. La gare « internationale » est l'immense gâchis d'une promesse d'intense activité entre la France et l'Espagne.

La ligne Pau Saragosse n'a guère montré son potentiel commercial que pendant deux décennies, dans les années 1950 et 1960. Et les volumes n'ont pas marqué l'histoire des échanges transfrontaliers. « Les pentes du chemin de fer ont fortement limité le poids des trains, et les conditions climatiques faisaient parfois geler les produits qui transitaient par Canfranc », explique le premier édile, dans son bureau orné de bois, aux allures de chalet.

L'or des nazis

Le reste n'est que contrariétés historiques et sabordages humains. Un incendie ravage d'abord la gare en 1931. En 1936, Franco mure le tunnel du Somport. La guerre civile lui fait craindre l'arrivée de républicains en provenance de France. La ligne ne sera rouverte que pour un drôle de trafic. À partir de 1939, des tonnes de lingots (dont la quantité est impossible à estimer) transitent par Canfranc, rétribution allemande pour l'apport en fer et en tungstène de Franco et Salazar, qui sert à l'armement nazi. « La ligne a aussi permis de sauver de nombreux juifs », tranche Maria José Esperza, derrière son guichet de l'office du tourisme, pour montrer que Canfranc n'avait pas embrassé les intensions franquistes. Plusieurs centaines de Français menacés sous l'Occupation sont passés par la gare, aidés par Albert Le Lay, chef français des douanes. Une action qui lui valut l'emprisonnement d'abord, puis la décoration.

La guerre terminée, les trains ont pu circuler de nouveau, reliant les 310 kilomètres qui séparent Pau et Saragosse en une longue journée. Jusqu'en 1970, et l'accident fatal à la ligne. Le 27 mars, côté français, un train chargé de maïs patine sur les rails gelés, alors qu'il tente de monter jusqu'au tunnel du Somport. Les cheminots l'immobilisent pour trouver une solution, mais les freins lâchent. Il dévale les pentes en marche arrière, avant de s'encastrer dans le pont de l'Estanguet et se précipiter dans le gave.

C'est un double soulagement pour les Français. D'abord, les cheminots étaient descendus du train, et il n'y a pas de victime. Surtout, la « catastrophe » est l'événement inespéré pour enterrer cette ligne qui n'a jamais été rentable. « Une décision unilatérale », précise le maire Sanchez Morales. Les Espagnols en prennent note, maintenant un trafic très réduit de leur côté.

Gare de Canfranc, Tunnel du Somport, Train ©  Emmanuel Durget/Le Point
C'est par le tunnel du Somport, long de 7,8 km, que les trains français arrivaient en gare de Canfranc, avant le transfert des marchandises et voyageurs dans des trains espagnols pour continuer vers Saragosse. © Emmanuel Durget/Le Point

Cinquante ans plus tard, grâce à de nombreux liftings, la gare n'a rien perdu de cette élégance. Les locaux l'appellent « la estacion » et en parlent comme d'une tante âgée, à laquelle ils ne prêtent plus tellement attention, passant devant sans un coup d'œil, mais qu'ils aiment profondément, parce qu'elle se mêle à de jolis souvenirs d'enfance. « Quand j'étais petite, je me souviens de ces wagons médicaux qui arrivaient à Canfranc de toute l'Espagne pour rejoindre Lourdes », confie Maria Jose Esperza, qui a quitté l'office du tourisme, et bute une troisième fois sur la serrure d'un petit bâtiment. C'est par cette baraque que s'est toujours fait l'accès la gare. « Seuls ceux qui disposaient d'un billet pouvaient entrer ici », précise cette enfant de Canfranc.

Écussons français et espagnol

Une fois la bonne clé trouvée et la porte ouverte, elle attrape un casque de chantier et plonge dans le tunnel qui passe sous les voies. « L'escalier de marbre et le carrelage blanc que l'on retrouve dans la plupart des métros européens montrent la volonté des Espagnols d'imiter ce qui se faisait de mieux ailleurs en Europe », répète-t-elle encore. Le tunnel, qui rappelle en effet les stations souterraines parisiennes, débouche sur un nouvel escalier de marbre, et voilà les visiteurs sous le dôme de la gare.

Cette grande salle surprend par sa sobriété. Tout juste quelques moulures terminent-elles les murs peints d'un jaune vanille. Comme souvent dans ce paysage pyrénéen, il faut lever les yeux pour admirer ses curiosités. Au plafond, une magnifique charpente, rénovée dans les années 2000, maintient le dôme. Derniers vestiges de la coopération internationale, les écussons de la République française et du Royaume d'Espagne se font face, intacts, moulés respectivement dans les murs nord et sud de la pièce.

Derrière ces murs, les longues ailes, en pleine rénovation, ont le plafond et le sol éventrés. Il ne reste guère que les pylônes qui tiennent la structure de métal. Difficile d'imaginer ce que fût la gare. Restent les deux quais, celui côté ouest est réservé aux trains espagnols, celui côté est aux trains français. L'écartement des rails est différent et nécessite des voies pour chaque pays. Côté espagnol, un petit autorail diesel vrombit au loin, prêt à partir à 18 heures pour Huesca. Son accès ne se fait plus depuis la gare, mais par un simple portail, à côté de la petite baraque. Un vieux train médical frappé d'une croix rouge est stationné côté français. De l'autre côté des voies, des hommes en gilets fluo s'affairent sur un chantier. « C'est la nouvelle gare », explique l'un d'eux, propret, en montrant la structure d'un hangar ultramoderne.

Canfranc, Gare, Train ©  Emmanuel Durget/Le Point
Un vieux train médical est stationné côté français. Les pèlerins espagnols empruntaient la ligne pour se rendre à Lourdes. © Emmanuel Durget/Le Point

Un « éléphant blanc »

Le bâtiment abandonné s'est laissé envahir par un vide sourd qui donne le tournis. Dans Des âmes simples, Pierre Adrian confesse frère Pierre, vieux curé de la vallée d'Aspe, et raconte Canfranc, « une friche au milieu de toute cette nature, petite tour de Babel encerclée par les sommets ». « Il y avait une vie là-dedans, et ici au-dehors. […] Mais après vingt années d'échanges avec l'Espagne, la frontière de l'autre côté du rail, Canfranc crevait. […] Jamais le trafic n'avait été à la hauteur de la gare », écrit-il.

Lâchés par les Français, les Espagnols n'ont pas trouvé d'issue ferroviaire fructueuse pour l'édifice, devenu le cul-de-sac d'une ligne sans intérêt, un guet-apens économique. Au point d'être classé parmi les « Grands travaux inutiles », suivant l'expression et le recensement du journaliste belge Jean-Claude Defossé. La gare y côtoie d'autres infrastructures onéreuses, ayant vu le jour ou non, tels l'aérotrain Paris-Orléans, l'aqueduc de Maintenon et autres « éléphants blancs » à travers le monde. Le monument à la dérive est depuis surnommé le « Titanic des montagnes ». Un surnom un poil injuste. Car « la estacion » a pris l'eau, mais n'a jamais sombré.

Un espoir pour le tourisme

La gare de Canfranc n'a plus rien de français, et donc plus grand-chose d'international. Le maire de Canfranc sait qu'Alain Rousset pousse pour rouvrir la ligne. Mais il sait aussi que cette réouverture a été trop de fois évoquée vainement depuis 1970. Canfranc n'attend plus, et a appris à faire sans ce lent voisin français. La nouvelle gare en construction est une main tendue : le village n'abandonne pas son dessein ferroviaire et est prêt à accueillir les trains français qui daigneront de nouveau percer le Somport. Mais l'ancienne gare, elle, sera transformée en hôtel cinq étoiles (selon les critères espagnols) ultra-équipé. Comme l'aveu a posteriori que le bâtiment était décidément trop faste et coûteux pour être le seul décor d'un ballet de trains bien maigre.

« La gare est un objet de légende qui s'est endormi. La transformer, c'est la seule possibilité viable », constate Fernando Sanchez Morales. Premier gage, « les 100 emplois créés » par l'hôtel. Ce complexe de luxe tout équipé pourrait donner des idées aux stations pyrénéennes. Un rapport de la Cour des comptes en 2015 s'inquiétait du sort du tourisme de montagne pyrénéen. Trop tourné vers le ski, drainant des populations très locales pour de courtes durées : les conclusions de ce rapport invitaient les professionnels à diversifier leurs activités.

Cet hôtel tout équipé n'est pas sans rappeler les complexes qui fleurissent dans les Alpes, pour séduire une clientèle plus large. Le maire de Canfranc espère que cet hôtel redynamisera son village, quasi désert en cette mi-février. Et que l'établissement ne connaîtra pas la même vie laborieuse et contrariée de son aïeule ferroviaire.

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Tag(s) : #Transports, #Espagne, #Trains, #Voyages
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