21 janvier 2024
« Voies vertes » à la place des trains : entre civilisation des loisirs et conformisme pseudo-écologique
Un nombre croissant d’élus, municipaux ou départementaux, se précipitent pour obtenir la transformation d’emprises ferroviaires en voies prétendument « vertes » suite à la liquidation massive des lignes ferroviaires régionales en France. Ces voies, dont les profils sont conçus pour le chemin de fer et non pour la promenade, sont présentées par leurs promoteurs comme des parcours alternatifs à l’automobile et/ou comme des attractions touristiques alors qu'elles sont surtout des alternatives minimalistes aux trains disparus. Nos constatations sur le terrain n’ont pas permis de noter une attractivité convaincante : soit les distances pour des parcours domicile-travail sont trop importantes, soit les promenades qu’elles permettent sont particulièrement ennuyeuses en raison des nombreux alignements et des courbes à longs rayons. D’après nos renseignements, le prix de revient d’une transformation d’une ligne de chemin de fer déferrée en « voie verte » de qualité s’établit autour de 350.000 euros par kilomètre, hors grands ouvrages d’art à équiper et sécuriser.
Une mode qui tend vers le conformisme
Les élus se précipitent depuis plusieurs années pour récupérer les emprises liquidées par l’Etat et son gestionnaire d’infrastructure SNCF Réseau, mouvement entamé brutalement à partir de 1938 et qui se poursuit sans relâche depuis. Au point que cette « mode » de la voie verte paraît désormais relever du plus parfait des conformismes, pour un prix élevé dès que l’itinéraire comporte des ouvrages d’art importants : tunnels à aménager pour les piétons avec drainage idoine, surfaçage du radier, éclairage réglementaire et permanent ; viaducs à entretenir, à sécuriser pour un usage piétonnier et cycliste avec garde-corps spécifiques, et équipement des sols pour roulement vélo ; nombreux accès à aménager pour rejoindre la voirie, balisage et panneautage…
La récupération de ces emprises délaissées se fait au détriment d’un retour du ferroviaire, dont l'Etat ne veut apparemment à aucun prix, même si l’on peut admettre qu’elle les protège d’une aliénation définitive (construction de bâtiments dans l’axe de l’ancienne voie, destruction d’ouvrages) qui condamnerait tout retour de trains ou de tramways. Mais parfois la revendication d’une voie « verte » se fait même au détriment d’un retour programmé du train ou de la conversion en ligne de tramway moderne.
Beau village d'Axat dans la haute vallée de l'Aude, jadis siège d'une seigneurie. Sa desserte par train en toutes saisons sera sans doute plus favorable au tourisme qu'un interminable accès par vélo ou à pied sur l'emprise ferroviaire... (Doc. www.tripadvisor.co.uk/Tourism-g1566898-Axat_Aude_Occitanie-Vacations.html)
C’est le cas par exemple pour la section Limoux-Quillan de l’ancienne radiale Carcassonne-Rivesaltes. Cette portion de ligne, longue de 27 km, a vu sa circulation ferroviaire suspendue en décembre 2017. Elle est l’objet d’un bras de fer entre le conseil régional d’Occitanie présidé par Carole Delga (PS), qui compte la remettre en service en 2030 (avec le soutien actif du groupe RN), et le maire de Quillan Pierre Castel (LR), qui tient absolument à la transformer en « voie verte », prétextant que cette dernière constituerait une attraction touristique de premier plan. Le fait que le train puisse constituer par lui-même une attraction touristique et, plus encore, un vecteur de développement touristique ne semble pas avoir atteint la réflexion de cet édile municipal.
Autour de Montpellier, des « voies vertes » sur emprises ferroviaires parallèles aux routes engorgées
Plus à l’est dans cette même région d’Occitanie, autour de Montpellier, le conseil métropolitain a obtenu la cession de la propriété des emprises des sections situées sur son territoire des lignes Les Mazes-le-Crès-Sommières et Montpellier-Paulhan (toutes deux fermées aux voyageurs en 1970, à l’orée de l’explosion démographique du bassin montpelliérain).
L’objectif n’est apparemment pas de les utiliser pour prolonger des lignes de tramway sur ces corridors pourtant soumis à une congestion routière accablante. Les dirigeants de la métropole comptent récupérer ces emprises pour les transformer en « voies vertes » permettant la promenade – à supposer que les paysages soient attrayants dans ces périphéries à l’urbanisation chaotique – ou la circulation pendulaire à vélo – à supposer que les distances le permettent à l’ensemble de la population et par tous les temps.
Pourtant furent avancés un projet d’extension de la ligne 2 du tramway à l’ouest, de Saint-Jean-de-Védas à Poussan par l’ancienne voie de Paulhan d’un côté, et l’idée d’une extension à l’est de cette même ligne vers Castries (par une antenne) sur l’ancienne voie vers Sommières. Ils répondaient à l’explosion démographique de la population périphérique. Mais l’actuelle majorité préfère se concentrer sur la gratuité – au risque évident d’obérer les investissements – et sur les bus à supposé « haut niveau » de service… malgré le coût de leur acquisition et leur capacité et durée de vie bien inférieures à celle d’un véhicule ferroviaire. Sur le corridor ouest susmentionné, le BHNS roulerait sur une voie unique de bus au centre de la voirie routière…
Ci-dessus : Voie ferrée abandonnée (et passée sous la propriété de la métropole de Montpellier) à l'ancienne station Saint-Jean-de-Védas transformée en restaurant, située désormais en plein quartier pavillonnaire. ©RDS
Ci-dessous : Non loin de là, arrêt des autobus de la métropole (TaM) et de la région (LiO). La voie ferrée abandonnée court à gauche sur remblai derrière les bâtiments. Sa transformation en piste cyclable plutôt qu'en tramway laissera les usagers du transport public sur le bord de la route, dans tous les sens de l'expression. ©RDS
Si les deux exemples cités, Quillan et Montpellier, paraissent caricaturaux, d’autres pourraient leur damer le pion. C’est par exemple le cas de l’étoile de Sommières. Le conseil départemental du Gard a récupéré la propriété de la plus grande partie de l’ancienne ligne Nîmes-Sommières-Le Vigan. La partie Caveirac-Sommières, y compris le tunnel de Sommières, soit 19 km, a été récupérée pour en faire une « voie verte » avec enrobé adapté aux cycles, balisage, accès aménagés et panneautage pédagogique. Le temps de parcours à vélo est évalué à 1 h 50 mn, ce qui n’est guère attractif pour un usage quotidien domicile-travail, d’autant que Caveirac se situe à une dizaine de kilomètres du centre de Nîmes. Lors d’une visite sur site à Sommières, pourtant en fin de semaine, les visiteurs de Raildusud n’ont pas noté de fréquentation notable. Les promeneurs rencontrés semblaient principalement effectuer des parcours de proximité.
En revanche, les besoins en transport publics augmentent sur cet axe. La commune de Calvisson, située sur cette ancienne ligne à 10 km au sud-est de Sommières et à 15 km de l’entrée de Nîmes, désormais desservie par cette « voie verte » aussi peu fréquentée que coûteuse, a vu sa population passer en 40 ans (1982-2021) de 2.038 habitants à 6.105 habitants, soit une hausse de quelque 200 % ! Il est probable qu’un transport collectif en site propre de grande capacité et guidé, tel le tramway ou le TER, serait tout indiqué.
Dans le Gard une voie verte sur ex-voie ferrée, longue de 53 km, le long d’une route modernisée
Non loin de là – décidément, l’Occitanie est une pépinière ce qui ‘est logique au vu de l’ampleur du démaillage du réseau ferroviaire – le conseil général du Gard travaille à étendre la même « voie verte » de Sommières à Quissac, soit une vingtaine de kilomètres qui complèteront les 19 km Caveirac-Sommières côté nord. Située le long d’une route refaite, élargie et au revêtement impeccable, cette ancienne portion de voie ferrée est l’objet d’importants travaux en raison de l’éboulement de certaines parois de tranchées.
Au total, ce seront donc une quarantaine de kilomètres d’ancienne voie ferrée qui seront transformés en « voie verte ». Une prolongation jusqu’à Lézan, soit 14 km supplémentaires, est programmée. Avec un total de 53 km et moyennant un aménagement dont le coût est proportionnel à la longueur, voici une « voie verte » qui peinera à attirer les foules de salariés et d’étudiants tandis que les routes parallèles continueront de supporter un mélange de véhicules individuels et d’autocars des services réguliers.
En haut: Tranchée sur l'ancienne ligne Sommières-Quissac, parallèle à une route à grande circulation remise à neuf. Cette section ferroviaire a été reprise par le département du Gard qui a dû effectuer à cet endroit d'importants travaux de déblaiement et de sécurisation des parois en raison d'éboulements. En bas: Amorce de la ligne de Sommières aux Mazes-Le Crès, dans la banlieue nord-est de Montpellier. Une première section demeure dans le domaine de SNCFR jusqu'à la zone industrielle de vendargues, à proximité. Au-delà, et sur le territoire de la métropole de Montpellier, l'ancienne ligne devrait être transformé en voie verte. La route parallèle, elle, restera engorgée sauf coûteux travaux d'envergure. ©RDS
On notera enfin l’inauguration voici trois ans dans le même secteur d’une « voie verte » entre Lunel et Marsillargues, section de 4 km de l’ancienne ligne directe Lunel-Arles. Cette piste cyclable financée par Lunel Agglomération située en milieu péri-urbain trouve, par sa modestie, une certaine utilité quotidienne. Elle permet des déplacements de proximité libérés des contraintes de la circulation générale motorisée. On relèvera toutefois que la ligne Lunel-Arles offrait un itinéraire considérablement raccourci entre Montpellier et Arles : 69 km contre 92 km via Nîmes et Tarascon, soit une économie de 23 km (25 %) et un bel itinéraire de détournement… interrompu 1944 par la destruction du pont sur le Rhône entre Arles-Trinquetaille et Arles Ville, jamais reconstruit.
Il en va de même sur la « voie verte » située au sud de Lattes (Hérault), aménagée sur quelques encablures à la place de l’ancienne ligne des chemins de fer de l’Hérault reliant Montpellier-Esplanade à Palavas, fermée en 1968 contre tout bon sens et contre toute logique économique puisque son exploitation était bénéficiaire, pour laisser place à un centre commercial, le Polygone. Les édiles lattois ont toutefois pris soin de placer à son origine un antique signal ferroviaire comme élément décoratif.
Une foule d’autres exemples de remplacement du train par le vélo sur des distances considérables
Il serait difficile d’effectuer un recensement exhaustif des « voies vertes » aménagées dans les trois régions étudiées par Raildusud - Occitanie, Provence-Alpes-Côte-d’Azur (PACA) et Auvergne-Rhône-Alpes - tant leur nombre paraît désormais exponentiel. Nous nous contenterons d’ajouter quelques autres exemples.
En PACA, la « voie verte » la plus réputée est probablement celle aménagée sur l’ancienne ligne de contournement d’Avignon et de desserte de Carpentras et de sa région, qui reliait Orange à L’Isle-Fontaine de Vaucluse et fut fermée aux voyageurs en 1938. Son trafic fret, notable, passa progressivement à la route de 1950 au début des années 2000. Dénommée Via Venaissia, cette « voie-verte » affiche son coût. La section Jonquière-Carpentras, longue de quelque 15 km, a été aménagée pour un devis de 5,075 millions d’euros, soit un prix de revient d’un peu plus d’environ 340.000€/km. Elle a été poursuivie de Carpentras à Pernes-les-Fontaines et Velleron, soit 3,780 millions d’euros pour 11 km d’ancienne voie ferrée aménagée pour les vélos et les piétons. Le prix de revient de cette seconde section s’établit à quelque 350.000 €/km.
Section en tranchée profonde au nord de Carpentras prévue pour une double voie, sur l'ancienne ligne Orange-L'Isle-Fontaine de Vaucluse. Le parcours pédestre y paraît interminable. ©RDS
On relèvera que la Via Venaissia présente un certain intérêt touristique en raison des localités desservies mais qu’à pied son parcours est lassant en raison du tracé propre à la technique ferroviaire. L’exemple le plus probant est celui de la section autrefois à double voie au nord de Carpentras, en tranchée profonde, qui paraît interminable quand on la parcourt. Notons que le viaduc de franchissement du contournement routier de Carpentras, au nord de la commune, a été conçu selon une géométrie rectiligne ne permettant pas le rétablissement d’une voie ferrée à grand gabarit sur cette section en courbe.
L’importante activité économique (arboriculture, viticulture, petite industrie) de la région de Carpentras pourra d’autant moins compter sur une future desserte fret ferroviaire que la seule ligne de l’étoile de Carpentras maintenue en service et restaurée pour les TER, a été amputée de tous ses embranchements industriels… malgré l’importance des sites industriels à proximité immédiate, tels Ducros.
Les stations thermales d’Evaux-les-Bains et Néris-les-Bains, privées de trains, ont ou auront des « voies vertes »
En Auvergne-Rhône-Alpes, la même fièvre verdissante a saisi nombre d’élus. C’est particulièrement le cas au sud de Montluçon, pour les lignes Montluçon-Eygurande-Merlines et Montluçon-Gouttière. Sur la première, le maire de Montluçon a fait le forcing pour transformer la plate-forme en « voie verte » jusqu’à Evaux-les-Bains, soit environ 26 km, enterrant pour longtemps tout retour des trains, qui étaient chargés de curistes jusqu’à la fermeture aux voyageurs, en 2008. Cet interminable parcours pédestre et cycliste franchira le magnifique viaduc de la Tardes, qui constituera sa principale attraction. Le reste de l’itinéraire est relativement lassant, courant sur un paysage de plateau. Les curistes d’Evaux-les-Bains, station de l’est de la Creuse, qui tente de se relancer grâce au louable effort financier des collectivités locales, sont désormais desservis par une ligne d’autocars aux horaires faméliques. Le temps des trajets directs depuis Paris est bien révolu. Le maire de Montluçon ne paraît pas s’en émouvoir.
Dans la même région, la « voie verte » Montluçon-Néris-les-Bains, est établie sur une section de 6 km de l’ancienne ligne de Gouttières qui assurait l’itinéraire le plus court entre Montluçon et Clermont-Ferrand, via Volvic. Cette ligne, équipée par la compagnie du Paris-Orléans et longue de 43,3 km, a la particularité d’avoir connu la durée de vie parmi les plus courtes de France. Le service voyageurs n’y a fonctionné que de 1931 à 1939, seule une voiture saisonnière de curistes y ayant été rétablie de la Libération à 1957 jusqu’à Néris-les-Bains (et un bref service voyageurs par l’Occupant en 1940-1941). Pourtant, la gare de Néris-les-Bains avait été particulièrement soignée, d’une coûteuse architecture qui valorisait grandement cette station thermale.