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L’écologie municipale, ou la ville face à son histoire

TRIBUNE

L’écologie municipale, ou la ville face à son histoire

Par Pierre Charbonnier, philosophe, chargé de recherches au CNRS — 

Les Verts élus dans les grandes villes doivent faire un choix : se focaliser sur la qualité de vie de leurs administrés au risque de renforcer la fracture entre centres urbains et périphéries, ou au contraire renouer avec les territoires fantômes que les métropoles consomment et consument.

L’écologie municipale, ou la ville face à son histoire

Tribune. Après le succès des candidatures et alliances écologistes dans certaines des plus grandes villes de France dimanche, une chose a très peu retenu l’attention des commentateurs politiques. C’est le paradoxe, au moins en apparence, d’une métropolisation de l’écologie politique - le fait que les valeurs vertes semblent trouver dans les grands centres urbains leur principal lieu d’élection. Au lieu de s’interroger sur les motivations et les idéaux des personnes qui peuplent ces villes pour essayer d’y lire l’avenir, peut-être faut-il alors renverser la perspective et regarder l’objet même que constitue la ville, sa réalité indissociablement écologique et politique.

Au regard de l’histoire, cette urbanisation des valeurs vertes ne va pas du tout de soi. La ville a souvent été définie, en Europe au moins, par l’enveloppe protectrice des remparts qui tenait à distance les ennemis humains et non humains (animaux, maladies), et qui matérialisait la différence entre l’espace de la cité et son pourtour agraire et sauvage. En rassemblant les fonctions politiques, symboliques, sacerdotales, les villes engendrent des formes de socialité qui ont fasciné les grands penseurs de la modernisation. Saint-Simon voyait dans la commune médiévale italienne l’origine du développement matériel et moral propre à la modernité. Durkheim, plus tard, faisait de la ville le prototype du milieu fait par et pour l’humain, le seul espace où pouvait se concrétiser le projet d’autonomie.

Mais les villes sont également devenues, avec le processus d’industrialisation, de gigantesques métabolismes matériels. L’explosion démographique des métropoles industrielles au XIXe siècle va de pair avec la concentration du travail, de l’énergie, et plus largement des flux de matière qui irriguent l’économie globale. Au cœur des transformations de la vie sociale, la ville est aussi au cœur de ses transformations matérielles : elle aspire d’immenses quantités de ressources, pour les relancer ensuite dans le commerce sous forme de marchandises. En laissant au passage les corps épuisés des travailleurs et des travailleuses, ainsi que des montagnes de déchets visibles ou invisibles, résidus non valorisés du processus productif.

Ainsi, la ville irradie le monde moderne de son prestige symbolique et culturel, mais elle tend aussi à déchirer le tissu des circularités écologiques. L’un ne va pas sans l’autre. Chaque ville, par définition, est tributaire de circuits d’approvisionnement qui alimentent ses fonctions productives, ou simplement qui la nourrissent et la débarrassent des contraintes spatiales. Chaque ville est entourée d’une périphérie fantôme qui l’accompagne comme son ombre, et qui est faite des banlieues où vivent les exclus du rêve métropolitain, des champs cultivés et des sous-sols exploités. Chaque urbain mobilise malgré lui un espace où il ne vit pas, mais dont il vit.

L’une des sources de la sensibilité écologique contemporaine se trouve justement dans la critique de l’avant-garde urbaine. Dans l’Angleterre victorienne, William Morris ou John Ruskin retournent à la campagne pour démontrer qu’une relation organique au sol est susceptible de régénérer la civilisation, sans pour autant compromettre les idéaux d’émancipation. Mais ils luttaient contre une tendance historique dont l’extraordinaire inertie a rapidement provoqué la disqualification de ces expériences. Surtout pour le mouvement ouvrier qui avait, en quelque sorte, besoin des formes spécifiquement urbaines d’aliénation pour construire la solidarité sociale en réponse.

Si l’on replace dans cette séquence d’événements le phénomène d’urbanisation des attentes écologiques actuelles, alors il y a de quoi s’interroger sur l’avenir. Deux trajectoires possibles peuvent s’esquisser, qui ont cela d’intéressant qu’elles sont à la fois absolument irréconciliables sur un plan idéologique et matériel, et quasiment impossibles à distinguer l’une de l’autre dans le discours des nouveaux édiles de la cité verte.

D’un côté, on trouve le scénario d’une consolidation des inégalités sociales et spatiales à partir des valeurs vertes. Pour le dire de façon schématique, les grands pôles urbains poussent la désindustrialisation jusqu’à son terme en éliminant les dernières nuisances et toxicités propres à la ville productive : elles se dotent de parcs, limitent les transports internes et créent des aménités paysagères (comme la réouverture de la Bièvre à Paris). C’est ce que la sociologie appelle «la gentrification verte», dont San Francisco est le prototype parfois mis en avant par les prétendants écologistes aux grandes mairies. Au nom d’une amélioration difficilement critiquable de la qualité de vie, la ville des parcs et jardins, des boutiques bio, des mobilités douces et des loyers élevés court le risque d’accroître le fossé qui la sépare des périphéries proches et lointaines, condamnées à supporter le coût écologique et social de ce mode de développement. Paris est de ce point de vue caractéristique, puisque l’artifice administratif qui tient la commune à l’écart de sa banlieue est matérialisé par la plus spectaculaire infrastructure inégalitaire du pays, à savoir le boulevard périphérique.

Mais si le vert peut conduire à consolider la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, et donc à faire de la qualité de vie un bien symbolique inégalement distribué, il peut aussi proposer de l’abolir - ou du moins de l’adoucir. Une réflexion s’est en effet engagée dans certaines municipalités sur le pacte qui lie les centres-villes aux espaces fantômes qu’elles consomment et consument. La renégociation de la complémentarité entre ville et campagne par la construction de circuits courts et de qualité, l’investissement dans des infrastructures de transport collectif sobres et égalitaires, le blocage de l’artificialisation des sols et des grands projets immobiliers, tout cela peut contribuer à faire atterrir le métabolisme urbain. L’équation est évidemment très difficile à résoudre, car l’autorité municipale ne dispose pas entre ses mains de tous les leviers de décision. Mais il s’agit là d’un mouvement tout à fait singulier au regard de l’histoire, dans la mesure où il ne contribue plus à accroître la concentration du capital matériel et symbolique à l’intérieur de la cité par des dispositifs de clôture et de distinction, mais au contraire à alléger son emprise sur les flux écologiques.

Le défi auquel font face les nouvelles villes vertes, ou qui prétendent l’être, peut donc se résumer assez simplement. Sont-elles en train de se confiner dans un espace déconnecté de son milieu au bénéfice d’une population qui fermera les yeux sur le sort de ses voisins, ou ont-elles engagé un processus de décloisonnement social et écologique ? L’enjeu est important pour notre avenir politique, car dans un cas on risque le divorce entre les aspirations vertes des centres-villes et la voix des différentes périphéries, des ronds-points, des lointains extractifs, alors que dans l’autre, une fenêtre s’ouvre pour que convergent les intérêts de différents groupes sociaux dans leur recherche d’un milieu commun.

Dernier ouvrage paru : Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2019, 464pp., 24€.

Pierre Charbonnier philosophe, chargé de recherches au CNRS

 

Tag(s) : #Environnement, #Elections
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