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Un an après le recours de cinq associations contre l'État pour carence fautive, les deux parties font valoir leurs arguments par mémoires interposés. Le Gouvernement s'estime bridé par le droit européen. Ce que contestent les associations.

Effondrement de la biodiversité : bras de fer judiciaire entre l'État et les associations environnementales

« Au lieu de chercher par tous les moyens à justifier son inaction, l'État ferait mieux de se mobiliser massivement pour accompagner la transition vers une agriculture sans pesticides », tance Jérémie Suissa, délégué général de Notre Affaire à tous. L'association, avec quatre homologues, avait déposé en janvier 2022 un recours, baptisé « Justice pour le vivant », devant le tribunal administratif de Paris. L'objectif ? Faire condamner l'État à réparer le préjudice écologique résultant de ses carences en matière de réglementation des pesticides et le contraindre à prendre toutes les mesures de nature à réparer ce préjudice.

Alors que le ministère de l'Agriculture a déposé, le 19 décembre dernier, son mémoire en défense par lequel il invoque notamment son absence de marge de manœuvre du fait du droit européen, les associations requérantes répliquent pour dénoncer cet argumentaire qu'elles jugent totalement infondé.

Engagement de la France lors de la COP 15

« Le principe de précaution, incorporé dans la réglementation de l'UE applicable à la procédure d'autorisation de mise sur le marché (AMM) des produits phytopharmaceutiques, ne confère (…) pas aux États membres, par lui-même, une marge de manœuvre au sein d'une réglementation qui (…) procède à une harmonisation complète », estime la direction juridique du ministère de l'Agriculture dans son mémoire qu'Actu-Environnement a pu se procurer.

 

 
Ces substances chimiques sont les principales responsables de la chute des populations d'insectes pollinisateurs en France 
Nicolas Laarman, association Pollinis
 
« Cette réponse est juridiquement infondée, mais aussi politiquement irresponsable », estiment les associations dans un communiqué commun. Juridiquement infondée car le droit de l'UE confie « expressément [aux États] la compétence pour évaluer et autoriser (ou refuser) les produits phytopharmaceutiques, au regard des dernières connaissances scientifiques et dans le respect du principe de précaution ». Politiquement irresponsable car, comme le pointent les associations, le mémoire en défense du ministère de l'Agriculture est daté du jour même où était adopté, avec le soutien de la France, le nouveau Cadre mondial pour la biodiversité lors de la COP 15, à Montréal. Un accord qui comprend l'objectif cible de réduire de moitié le risque global posé par les pesticides d'ici à 2030.

 

« Ces substances chimiques sont les principales responsables de la chute des populations d'insectes pollinisateurs en France et de toute la biodiversité qui en dépend, rappelle Nicolas Laarman, délégué général de l'association Pollinis. Elle doivent absolument être réévaluées et retirées du marché pour enrayer l'effondrement de la biodiversité dans notre pays. »

L'exemple belge

Les associations montrent que d'autres États membres de l'UE ont choisi une procédure d'évaluation plus protectrice que celle en vigueur au niveau de l'Union, qui présente des « lacunes majeures identifiées par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) depuis 2012 ». Et de donner pour exemple la Belgique. Dans un document de novembre 2021 présentant l'approche nationale en matière d'évaluation des risques pour les abeilles, celle-ci affirme que « d'un point de vue scientifique, il n'est pas acceptable d'ignorer des données de toxicité solides disponibles sur les espèces non ciblées vulnérables sous prétexte qu'il n'existe pas de procédure d'évaluation des risques généralement acceptée ».

Les ONG requérantes soulignent également la remise en cause des procédures d'évaluation par les agences sanitaires elles-mêmes. C'est le cas de l'Efsa qui a exigé des tests complémentaires sur les substances néonicotinoïdes, démontrant leur toxicité pour les abeilles et conduisant à leur interdiction au niveau européen. En France, l'Anses a également recommandé de prendre en compte les risques chroniques pour les pollinisateurs lors de l'évaluation des risques réalisée à l'occasion de la procédure d'autorisation des produits phytopharmaceutiques. Mais elle n'a « jamais mis en œuvre ses propres recommandations », déplorent les associations.

« Pas de portée contraignante pour le plan Écophyto »

« L'État ne conteste ni l'effondrement alarmant de la biodiversité ni le préjudice écologique qui en découle, mais minimise le rôle joué par les pesticides dans ce déclin », relèvent par ailleurs les associations. « Ainsi que les requérantes le relèvent, affirme effectivement le ministère de l'Agriculture dans son mémoire, le constat d'une dégradation environnementale dépasse très largement l'échelle nationale, et les éléments qu'elles apportent ne sont pas de nature à démontrer la contribution qu'auraient spécifiquement les produits phytopharmaceutiques dans cette dégradation, dont les causes sont multiples. » Pourtant, de nombreux rapports ont documenté les liens existants entre effondrement de la biodiversité et pesticides. C'est dernièrement le cas de l'expertise collective Inrae-Ifremer, publiée en mai 2022.

« De même, s'indignent les associations, l'État ne conteste pas n'avoir pas respecté les objectifs nationaux de réduction de l'utilisation des pesticides fixés notamment par les plans Écophyto et la loi Grenelle 1, mais soutient qu'ils ne sont pas contraignants. » En effet, pour le ministère de l'Agriculture, il ne découle pas de la directive du 21 octobre 2009, relative à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, une obligation pour les États membres de « prévoir et de respecter un objectif contraignant » de réduction de l'utilisation des pesticides. « Si l'existence du plan Écophyto est prévue par la loi, le législateur n'a pas repris les objectifs quantifiés qu'il fixe. Ces objectifs ont donc toujours une valeur programmatique et ne sauraient avoir une portée contraignante », ajoute le service juridique du ministère. Une démonstration qui vise à évacuer toute responsabilité dans l'échec des plans Écophyto successifs. Le premier d'entre eux, datant de 2008, visait à réduire de 50 % l'usage des pesticides à l'horizon 2018. Loin de diminuer, cet usage avait au contraire augmenté.

Reste à voir si les arguments du ministère de l'Agriculture parviennent à convaincre le juge administratif ou si les associations vont réussir à dupliquer dans le domaine de la biodiversité la réussite enregistrée en matière de climat avec l'Affaire du siècle. À la suite de leur mémoire en réplique, le tribunal a rouvert l'instruction jusqu'au 10 février, expliquent les associations. Le ministère de l'Agriculture dispose de ce laps de temps pour répondre aux arguments des associations.

Tag(s) : #Biodiversité, #Nature, #Politique
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