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Dislocation de l’offre ferroviaire en France : tarification, supports, distribution (2 - Supports hétérogènes, accès kafkaïens)
La dislocation de la tarification de l’offre ferroviaire en France atteint des degrés inégalés, ainsi que nous l’évoquions dans notre précédent article, entre offre des régions, TGV InOui, TGV OuiGo, nouveaux entrants, toutes imperméables les unes aux autres. Le système de cartes commerciales suit le même chemin. Il en va de même pour les supports des titres de transport, avec une numérisation forcenée handicapant la clientèle rétive à l’internet et au smartphone tandis que les supports physiques sont devenus hétérogènes. Enfin, l’accès à l’obtention du titre de transport devient souvent une épreuve, pour qui n’est pas bardé d’outils numériques.
Les titres de transport délivrés par SNCF Voyageurs comme par ses nouveaux concurrents en territoire français, Trenitalia et Renfe, sont de plus en plus délivrés par le canal numérique. Un QR Code est envoyé, à ne pas confondre avec le courriel de confirmation, et doit être présenté à tout contrôle après affichage sur son smartphone. Cela vaut principalement pour les TGV et Intercités de SNCF Voyageurs, et pour ses nouveaux concurrents.
L’importance du support papier, immédiatement identifiable, localisable, préhensible
L’obtention, sur ces trajets « grandes lignes », d’un titre sur support papier est souvent difficile. Il faut entrer, sur un distributeur, un code complexe envoyé par courriel. Ou bien se rendre à un guichet de gare, quand il en subsiste un, pour négocier l’achat directement et obtenir instantanément le titre sur papier, cartonné ou pas.
L’obtention d’un support papier n’est pas anodine. Contrairement au support numérique, le papier permet d’identifier le support au contenu. Le titre de transport sur support papier est immédiatement et physiquement identifiable, localisable, préhensible. Le titre de transport numérique est logé dans un courriel lui-même reçu dans une « boîte » à courriels généralement surchargée d’un nombre incalculable de messages à la typographie identique, « boîte » elle-même contenue dans un smartphone aux innombrables fonctions et applications.
De haut en bas et de g. à d. : billet sur papier cartonné format IATA, encore en service pour quelques mois ; nouveau billet sur papier léger format ticket de caisse ; ancien ticket cartonné de l'époque de la tarification kilométrique, standard et exclusivement lié à la distance, à émission immédiate ; ticket semi-cartonné délivré par les automates TER au format helvétique.
Il en va de même pour certaines cartes commerciales. Les cartes « Avantage » nationales de SNCF Voyageurs, dont on a vu dans notre précédent article qu’elles n’étaient plus valables sur les TER de certaines régions (et ne le sont évidemment pas sur les trains des nouveaux entrants Trenitalia et Renfe) sont délivrées désormais sous forme numérique et éventuellement, sur papier, sous la forme d’une feuille format A4. Une feuille pliée en quatre est évidemment encombrante et bien plus fragile, pliée dans un portefeuille, que les anciennes cartes qui incluaient une photographie et étaient logées dans une pochette pliante en matière plastique.
Un guichetier zélé a expliqué récemment à Raildusud que cette mesure, qui vise évidemment à décourager l’usage du support papier en tordant le bras de la clientèle rétive, visait « à protéger la planète ». Il est des moments où le ridicule le dispute à la mauvaise foi.
Les versions dégradées des supports papier des titres de transport
Les supports physiques des titres de transport se dirigent de plus en plus vers des versions dégradées. SNCF Voyageurs, comme Trenitalia (sur demande au guichet de Paris ou Lyon), délivrent de plus en plus souvent des « billets » de train sur des bandes de papier léger identiques aux tickets de caisse des grands magasins (qu’on trouve aussi dans les autocars interurbains). La singularité et la qualité du support en sont dégradées.
Demeurent encore quelques supports identifiant par eux-mêmes le titre de transport, semi-cartonnés, sécurisés et de dimension spécifique. Certains distributeurs et guichets de SNCF Voyageurs continuent de délivrer des supports semi-cartonnés au format aérien IATA, en vigueur depuis plus de quarante ans. Les distributeurs automatiques TER délivrent pour leur part des billets semi-cartonnés au format helvétique 8,5 cm x 5,5 cm. Notons qu’il est encore possible d’obtenir un billet exclusivement TER sur les distributeurs Grandes lignes de SNCF Voyageurs, délivré sur support IATA ou ticket de caisse.
Il est important de noter que pour les voyages effectués exclusivement sur TER, les supports tickets de caisse ne mentionnent pas le kilométrage du parcours, contrairement aux supports IATA ou « helvétiques » même si, sur ces derniers, cette mention, toute logique, est figurée en caractères imposant l’usage d’une loupe.
Dislocation tarifaire et rétraction des possibilités d’achat
Les canaux d’achat de titres de transport, hors internet et numérique, participent activement à la relégation territoriale. Si les distributeurs de titres de transport « Grandes lignes » de SNCF Voyageurs permettent l’achat, outre des billets TGV ou Intercités, de billets TER, il n’en va pas de même des distributeurs TER. Or ces derniers sont les seuls canaux d’achat physique demeurant dans les petites gares qui n’ont pas encore été fermées.
Automates de paiement et d'émission de titres de transport en gare de Grenoble, dans la salle des guichets des transports régionaux. De g. à d. : TER; transport urbain TAG ; transport routier interurbain. Pour les parcours incluant l'emprunt d'un OuiGo, il faut payer ailleurs, sur les automates situés dans la salle des pas perdus ou dans celle de la billetterie Grandes lignes. Pour les parcours incluant de nouveaux entrants (Trenitalia, Renfe), les automates proposés sont uniquement situés dans les gares desservies, L'incitation à utiliser internet, sous le prétexte de fluidité et de "protection de la planète" mais avec l'objectif unique de réduire les frais de commercialisation, est plus pressante que jamais. On peut s'interroger sur le coût d'acquisition et de maintenance de cette profusion d'appareils... et sur celui de la création et de la gestion des plateformes internet. ©RDS
Ainsi un voyageur désirant payer un voyage mixte TER-TGV (InOui) ou TER-Intercités à partir d’une gare équipée exclusivement d’un distributeur TER doit-il effectuer deux achats : l’un dans la première gare avec obtention d’un billet TER, l’autre dans la gare de correspondance pour obtention d’un billet TGV InOui ou Intercités. Les concepteurs de cet antisystème imaginent bien entendu que les clients glisseront, comme eux-mêmes, vers le tout-numérique et le tout-internet. Il s’agit là d’une conception bien éloignée des réalités sociales et territoriales.
La possession, la manipulation et la connexion du mini-ordinateur qu’est le smartphone sont peut-être devenues réflexes pour les jeunes urbains professionnels et les cadres à bon revenu des grandes métropoles. Elles le sont infiniment moins pour les adolescents, les retraités, les voyageurs occasionnels, les personnes d’origine étrangère peu acculturées, qui habitent des villes et des bourgs éloignés des villes centres et sont les clients tout désignés du transport public.
Trois candidats voyageurs, deux laissés au bord du chemin par refus de vente de l’automate
Cet antisystème atteint même le refus de vente. Un exemple très récent l’illustre, constaté dans la gare terminus de Boën. Ce 25 avril, trois clients attendent le TER de 9 h 47 qui doit rejoindre Saint-Etienne en 55 mn (notons que ce temps de parcours était de 49 mn en 1994, voici 30 ans). Le train est supprimé en raison de travaux et remplacé par un autocar TER qui ralliera les deux gares en 1 h 25 mn.
Le premier voyageur a acheté son titre de transport en payant avec une carte bancaire sur seul distributeur automatique TER présent à l’extérieur du bâtiment voyageurs dont le guichet et la salle d’attente sont fermés depuis une décennie. Ce distributeur TER type standard, est du modèle minimaliste. Ce voyageur embarque après contrôle.
Le deuxième voyageur, titulaire d’une carte de réduction, veut payer son titre de transport d’une faible valeur avec sa carte bancaire. Malheureusement, l’automate refuse son paiement car la transaction est inférieure à 5 euros. S’adressant au conducteur de l’autocar, ce dernier refuse de délivrer un titre de transport car il n’est pas équipé d’une caisse ou d’un terminal de paiement. Le voyageur devra être voituré par une amie qui l’avait amené en gare avec sa 2 CV historique.
Automate de délivrance des titres de transport en gare de Boën. Il s'agit du modèle minimaliste, n'acceptant pas les pièces de monnaie malgré les courts parcours souvent demandés par les clients sur ce moignon oriental de la ligne Saint-Etienne-Clermont-Ferrand : Montbrison est à 18km, Saint-Etienne à 49km seulement. Les cartes bancaires ne sont acceptées qu'au-dessus d'un certain montant. Quant aux trajets TER sortant de la région Auvergne-Rhône-Alpes ou incluant un parcours InOui, ils ne sont pas accessibles par cet automate. ©RDS
Le troisième voyageur, d’origine étrangère, entend payer avec des pièces de monnaie. Mais la version minimaliste de l’automate n’accepte pas les liquidités : ni pièces ni, a fortiori, billets de banque (aucun distributeur de SNCF Réseau n’accepte les billets de banque contrairement à de nombreuses caisses automatiques d’hypermarchés). Ce voyageur tente de payer auprès du conducteur, qui refuse, arguant qu’on ne paie pas son titre de transport dans le train, donc pas plus dans un car de substitution. Pour autant, les cars régionaux ex-départementaux qui desservent la même ville délivrent des billets à bord.
La rationalisation numérique et la déshumanisation éloignent et isolent de nombreux clients
Les deux voyageurs sont restés sur le trottoir et l’autocar de substitution est parti avec un seul voyageur à bord. Les deux autres n’imaginaient pas acheter un titre de transport par smartphone, pas plus qu’ils ne le pouvaient. La recherche d’économies par une prétendue rationalisation numérique et par la déshumanisation commerciale complexifie, déroute, éloigne. Les raisons des cadres dirigeants et de grands élus heurtent parfois frontalement la logique du bon sens de nombreuses populations. Il serait bon qu’ils pratiquent, pour eux-mêmes, le transport public dans les conditions économiques des clients qu’il dessert.
Le projet de « titre unique de transport » numérique, évoqué au début du premier volet de cette étude, résoudra-t-il les problèmes soulevés par la dislocation tarifaire, l’hétérogénéité des supports et la déficience des canaux de distribution ? On peut prévoir qu’il permettra principalement une standardisation numérique de la délivrance et de l’émission des titres de transport, avec agrégation des systèmes des divers opérateurs sur plateforme commune. Mais hors du numérique, subsistera-t-il le moindre salut ? Au prix d’une marginalisation de nouvelles clientèles ?
Deux rames à grande vitesse, Trenitalia (g.) et SNCF Voyageurs côte à côte à Paris Gare-de-Lyon. Deux missions exactement identiques, sur la même ligne, mais en aucun cas complémentaires puisque exactement concurrentes sans aucune possibilité pour le client de passer de l'une à l'autre avec son titre de transport. La concurrence est frontale alors qu'une solution par allotissement, appel d'offre et délégation de service public sur les grandes lignes eût permis l'émulation sans gaspillage d'énergie, d'argent... et de sillons. ©RDS
On se prend à rêver de systèmes éprouvés toujours en vigueur chez nos voisins. La simple Bahncard de DB en Allemagne, abonnement simple et quasi-universel en version 25 %, 50 % ou libre circulation ou son équivalent suisse le Swisspass, valable sur tous les modes de transport public quelle que soit l’autorité organisatrice, l’exploitant ou le mode, ferroviaire, routier, lacustre.
Quant aux principes de tarification, un retour aux fondamentaux du tarif kilométrique paraît indiqué (comme pour le TER) pour rendre la tarification plus lisible et plus juste et éviter par exemple que SNCF Voyageurs propose des tarifs TGV InOui de Lyon à Paris lundi 29 avril à des prix plein tarif (à 48 heures) oscillant entre 79 € et 109 € pour quelque 400 km alors que le même service de Montpellier à Paris le même jour oscillent entre 95 € et 129 € pour 600 km. Ce qui indique quelques prix inférieurs pour une distance Montpellier-Paris considérablement supérieure (de 33 %) à Lyon-Paris, et à peine inférieurs pour Lyon-Paris (de 18 % par rapport à Montpellier-Paris) pour les plus élevés.
L’incitation peut certes inclure une réduction contre réservation à l’avance ou non modifiable, mais surtout par la fidélisation. Cette dernière devrait inclure tous les services ferroviaires disponibles, du TER aux nouveaux entrants sur LGV, par des cartes de réduction simples et à paliers distincts. Aux exploitants de se partager le revenu de la vente de ces cartes au prorata de leur usage respectif.
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(1) Lire le premier volet de notre étude, consacré au maquis tarifaire, paru le samedi 27 avril 2024.
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02/05/2024 09:57